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Image  Conférence inaugurale du 2e Salon des legaltechs

Legaltechs et professionnels du droit : de la défiance à la co-construction

Tech&droit - Start-up, Données, Blockchain
08/12/2017
Les 6 et 7 décembre 2017, les docks de Paris ont accueilli le 2e Salon des legaltechs, organisé par Open Law et le Village de la justice. La conférence inaugurale de l’événement fut l’occasion pour différents professionnels du droit de partager leurs retours d’expérience avec les legaltechs. Si les peurs du début ont fait place à la collaboration, voire à la co-construction, certains d’entre eux devront encore fournir quelques efforts pour parvenir à une parfaite acceptation.
« Cette année, le salon s’inscrit dans une période particulière, qui est un peu un point d’étape pour l’écosystème legaltechs » a justement résumé Melik Boudemagh, président d’Hercule Legaltech, qui animait cette conférence inaugurale placée sous le thème « Innovation et Droit : la mutation des organisations et l’apprentissage de la collaboration ».

Les legaltechs et leur écosystème ont grandi : de l’âge enfant, elles sont désormais à « un âge adolescent, plus mûr » (69 % d’entre elles ont plus de trois d’existence ; voir sur ce point notre infographie : Legaltechs françaises, tendances 2017 : un secteur émergent en phase de consolidation). Pour Melik Boudemagh, « on est passé d’une époque marquée par des peurs, des fantasmes, des espoirs, à quelque chose de plus concret, marqué par une envie de co-construire, une envie d’augmenter les métiers, la profession du droit et la filière ». Et de poursuivre son diagnostic : « on a échangé les concepts d’ubérisation, de braconniers du droit – tous ces concepts qui faisaient un peu peur – pour des concepts de co-construction, d’apprentissage et de transformation ».

Un signe ? En 2017, selon l’étude « Legaltechs françaises, tendances 2017 », menée par Actualités du droit et Maddyness, plus de 55 % des investissements injectés dans les legaltechs françaises ont été réalisés par des professionnels du droit.

Alors quelle est cette transformation ? Comment s’opère-t-elle ? C’est à ces questions qu’ont répondu les différents acteurs du droit présents, forts de leur propre expérience. Confirmant dans l’ensemble l’analyse de Melik Boudemagh.

Un nouveau champ des possibles

Les avocats avaient très peur des évolutions liées aux legaltechs. Après un important travail de pédagogie, « les craintes sont en passe de s’atténuer », constate Morgan De Sauw, avocat au barreau de Paris, qui représentait le réseau des incubateurs des avocats. « La profession prend les choses en main et est de plus en plus ouverte aux nouveaux acteurs ». Néanmoins, pour lui, le plus gros enjeu aujourd’hui est de « faire comprendre aux avocats qu’on ne peut pas contourner ce marché, qu’il faut s’impliquer, mettre les mains dans le cambouis, pour assurer la transition numérique ».

Au-delà de l’acceptation, il faut devenir acteur. Une tâche à laquelle va s’atteler le réseau national des incubateurs lancé en octobre dernier, lors de la convention nationale des avocats. En travaillant sur trois axes, qu’a rappelés Morgan De Sauw : développer une formation commune au numérique, avec un aspect marketing ; mutualiser les tests d’outils techniques pour avoir un meilleur retour, à l’instar de ce qui s’est fait pour le projet Prédictice ; mettre en place un financement commun pour accompagner les porteurs de projets, ainsi qu’une plateforme de crowfounding à destination des avocats. Pour Morgan de Sauw, les avocats doivent réaliser que ce marché numérique est une source d’opportunités : les consultations en ligne peuvent permettent de capter une clientèle qui n’aurait pas franchi le seuil d’un cabinet d’avocats.

Les huissiers semblent aussi avoir pleinement pris conscience des opportunités offertes par ce nouveau marché en pleine expansion. Patrice Gras, président de l'Union nationale des huissiers de justice, n’a pas mâché ses mots : « Cette révolution va sûrement nous permettre de passer de l’âge de pierre à la lumière ». Les plateformes, à l’instar de Medicys, plateforme de médiation mise en place par la Chambre nationale des huissiers de justice (CNHJ) en 2015, vont permettre aux huissiers de revenir sur le marché : certaines destinées à faciliter le recouvrement sont en train de se monter. Pour lui, « les legaltechs ouvrent un nouveau champ des possibles » : on peut travailler avec elles et se partager le marché. Les huissiers veulent devenir des tiers de confiance du numérique, qui peuvent sécuriser des données et offrir, par exemple, des coffres-forts numériques. À cette fin, la profession travaille avec la Chancellerie pour faire changer les textes qui, selon Patrice Gras, sont pour l’heure trop contraignants.

Des collaborations plus ou moins fructueuses

Axa Protection Juridique a déjà franchi un cap supérieur et travaille avec les legaltechs. Jean Manuel Caparros, chief digital, marketing & communication officer, estime qu’intégrer les legaltechs a permis « d’avoir une meilleure maîtrise du litige au bénéfice du client » et de « densifier la chaîne de valeur » pour tous les types d’activité : l’information juridique par téléphone, la gestion de litiges avec un juriste, la gestion judiciaire avec les avocats. Les legaltechs ont permis de mettre en place un « juriste augmenté », qui joue « un véritable rôle de chef d’orchestre » : elles proposent des outils de justice prédictive sur lesquels le juriste s’appuie pour offrir un meilleur accompagnement au client et l’orienter vers la meilleure solution à son litige. Il peut aussi choisir d’adresser le client à une legaltech avec laquelle Axa collabore : « nous n’avons pas recours à de la sous-traitance », a précisé Jean Manuel Caparros. D’ailleurs, Axa travaille depuis trois ans en partenariat avec plusieurs start-up pour développer des solutions adaptées à ses besoins et ses contraintes réglementaires, comme l’a expliqué, Magali Granger, chef de projet Open-Innovation au sein de la société.

Natixis a également embrassé cette révolution numérique, comme en a témoigné Christian Le Hir, son directeur juridique, en adoptant tous les outils digitaux utiles à chaque étape du travail du juriste : GED, outils collaboratifs, etc. Aujourd’hui, la société s’est fixé trois axes de développement pour ses services juridiques : l’automatisation de la production contractuelle, l’acquisition d’outils d’aide à l’analyse des contrats (en particulier les lettres de confidentialité) et la mise en place de systèmes alternatifs de règlement des litiges à destination de ses clients, à l’image de ce que proposent les huissiers avec Medicys. Malheureusement, à l’heure actuelle, elle peine à trouver sur le marché français des solutions adaptées à ses besoins, a déploré Christian Le Hir. Pour pallier ce problème, et éviter de recourir au marché américain, Natixis essaie de travailler avec des start-up (autour du machine learning notamment), en les accompagnant, pour arriver à élaborer des outils qui répondent à ses cas d’usage. C’est ce qu’essaie de faire la société Deep Block, nouvelle venue sur le marché, à la condition que la technologie de la blockchain puisse être utilisée ; ce qui n’est pas toujours le cas, a précisé Christophe Lemée, son président.

Des mentalités qui doivent encore évoluer

Parfois la prise de conscience ne suffit pas et certains peinent à adhérer aux changements induits par la révolution numérique. Pour preuve, l’expérience de l’étude Chevreux Notaires, relatée par Xavier Boutiron, notaire associé. Confrontée à la nécessité de changer les méthodes de travail et l’organisation pour améliorer la relation client, l’étude a décidé de mettre en place une plateforme avec un référentiel unique de données qui permet : en interne, une simplification de la rédaction des actes (récupération rapide des données), la tenue d’une comptabilité analytique ou encore le suivi du temps passé sur le dossier (calcul de la rentabilité) ; en externe, le dépôt de pièces ou le suivi en temps réel de l’avancement du dossier par le client.

Il y a un an le processus a été lancé, sans qu’aucune problématique technique n’ait été rencontrée : un outil collaboratif de suivi des dossiers en temps réel a été développé en méthode agile et déployé. « Pas terminé, pas sécurisé, il n’a pas pris dans notre environnement juridique », où ce que nous offrons à nos clients c’est la sécurité juridique, a reconnu Xavier Boutiron, sans regret : « Cela confirme qu’il faut rassurer pour changer les méthodes de travail ».

En dépit de ces quelques réticences, qui persistent chez certains, les legaltechs semblent donc avoir trouvé leur place au sein du grand marché du droit.
Source : Actualités du droit