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Vincent Gautrais, professeur à l’Université de Montréal : « les magistrats canadiens accueillent favorablement les legaltechs »

Tech&droit - Start-up
14/02/2019
Le paysage juridique canadien a également été touché par le phénomène legaltech, auquel les professionnels du droit semblent cependant bien réagir. Le Canada se montre en effet ouvert à l’idée d’une cohabitation avec ces nouveaux services. Vincent Gautrais, professeur à l’Université de Montréal et Directeur du Centre de recherche en droit public (Chaire L.R. Wilson, droit des technologies de l’information et du commerce électronique), répond à nos questions.
Actualités du droit : Quels types de services les legaltechs canadiennes proposent-elles ?
Vincent Gautrais : Les services proposés par les legaltechs canadiennes semblent se diriger vers trois directions.

Premièrement, il y a de plus en plus de systèmes de gestion interne, c’est-à-dire des outils qui aident à mieux traiter les dossiers, à la confection de documents de façon automatisée, et où l’on trouve parfois même un peu d’intelligence artificielle.

Ensuite, une tendance qui semble se généraliser est celle des gros bureaux d’avocats pancanadiens, qui soit rachètent des compagnies de technologies, notamment en matière d’e-discovery (ou « preuve technologique »), comme par exemple le bureau Norton, ou soit concluent des alliances avec ces entreprises. De plus en plus de legaltechs assurent la preuve des courriels. Il n’y a plus un seul gros dossier maintenant pour lequel il n’y a pas de courriels qui sont mis en preuve, et cela concerne des milliers de courriels. C’est un domaine dans lequel beaucoup de start-ups apparaissent.

La troisième direction est celle de l’édition juridique. Une « success story » intéressante : celle de CanLII. CanLII est un éditeur qui publie tous les jugements et toutes les lois au Canada. À l’automne 2018, la Fédération des ordres professionnels des juristes du Canada qui est derrière CanLII (consortium réunissant les dix barreaux canadiens des dix provinces), a racheté LexUM, start-up qui était en charge de la mise en ligne de ces contenus. Ce site et ces applications fonctionnent suivant un modèle d’affaires qui semble unique dans le monde, dans lequel tous les avocats au Canada payent dans leurs frais de cotisation une somme minime pour permettre la mise en ligne publique des jugements et des lois, ce qui profite à tout le monde, et pas seulement aux avocats. C’est un modèle qui offre à tous un accès libre au matériel juridique et qui fonctionne très bien.

AdD : Le Canada est-il ouvert à la possibilité d’utiliser les nouveaux services numériques proposés pas des legaltechs ? Quelles différences constatez-vous avec la France sur la perception des legaltechs par les professionnels du droit ?
V. G. : On note une différence culturelle importante avec la France : c’est le sentiment de peur, et notamment des professions juridiques. Je pense à la justice numérique, où l’on pourrait avoir des hypothèses de justice un peu automatisée, ou partiellement automatisée, ou des aides à la décision des juges.

Je travaille avec des professeurs français qui expriment des craintes, alors que chez nous, la tendance est plutôt de mettre en place le système et de réagir en fonction des résultats. On a une tolérance au risque qui est sans doute plus grande que celle que peuvent avoir les français. Je l’ai mesuré notamment dans la pratique française qui, même si elle semble l’être moins maintenant, a longtemps été plutôt réactionnaire par rapport aux technologies, davantage que la pratique canadienne ou québécoise. Par exemple, nous autorisons les signatures par courriel depuis plusieurs décennies, alors qu’en France, c’est plus récent. Cela relève d’une appréciation culturelle ou intuitive de la part du juge, c’est du ressenti.

Nos magistrats ne sont pas forcément des technophiles, mais ils sont curieux et participent au débat sur les legaltechs.

AdD : Le législateur canadien est-il intervenu pour encadrer les legaltechs ?
V. G. : Le législateur canadien n’est pas intervenu pour encadrer les legaltechs, car notre pays a un réflexe législatif beaucoup moins fort que la France et l’Europe en général, qui sont souvent très rapides à légiférer.

À mon avis, il n’est jamais très bon de réguler trop rapidement dans un nouveau domaine, alors que celui-ci n’est alors pas assez sédimenté. D’une manière générale au Canada, on a tendance à attendre un peu et à utiliser les bons vieux principes, qui peuvent très bien fonctionner aussi. Il n’y a même pas un projet de loi en cours dans le domaine des legaltechs au Québec. Et pour le Canada non plus, à ma connaissance.

AdD : Les legaltechs canadiennes sont-elles plutôt développées par des professionnels du droit ou par d’autres acteurs privés ?
V. G. : Il y a des exemples dans les deux cas. On voit de plus en plus des avocats développer des legaltechs, au sens large, mais aussi d’autres professionnels du droit comme les huissiers, qui ont créé des systèmes de signature numérique, au départ de manière assez artisanale puis de plus en plus élaborée.

Cela s’explique simplement par le fait que les technologies actuelles facilitent la production de tels outils : la technologie permet aujourd’hui de faire des choses qui nécessitaient encore récemment une expertise technique assez élevée. Désormais, des spécialistes dans un domaine donné peuvent générer des contenus technologiques sans forcément être des experts en technologie. Il y a donc plusieurs petits outils, comme les signatures numériques, ou dans le domaine de la sécurité, qui sont développés, souvent, par des avocats qui intègrent des composantes techniques pour tenter de combler des besoins qu’ils ont clairement identifiés dans la mesure où ils connaissent bien le marché.

Un autre modèle plutôt développé est celui des projets para-universitaires. Il y a donc des fonds partiellement publics (notamment des fonds de recherche) et partiellement privés qui financent ces projets. Les outils développés sont utilisés par des instances publiques. Il y a donc une collaboration.

On peut citer par exemple la collaboration entre le professeur Karim Benyekhlef (professeur à l’Université de Montréal, Directeur du Laboratoire de cyberjustice, Chaire LexUM en information juridique) avec la Régie du logement du Québec. Il s’agit d’une cour spécialisée qui s’occupe des litiges entre locataires et locateurs pour initier des processus d’aide à la décision par l’intelligence artificielle. Dans ce cadre, un chatbot a été développé, fondé sur un algorithme qui traite les informations contenues dans plus d’un million de décisions de justice. Le juge dispose ainsi d’outils afin d’acter sa prise de décision sur la base de la jurisprudence antérieure.

AdD : Quelles relations entretiennent les legaltechs canadiennes avec les professionnels du droit ?
V. G. : Ces deux acteurs entretiennent des relations d’affaires.

Le barreau du Québec, par exemple, souhaite depuis quinze ans que les avocats utilisent un courriel chiffré dans l’exercice de leur profession. Mais il n’a, pour l’instant, jamais imposé un tel niveau de sécurité, pour des raisons économiques, de nombreux avocats québécois ayant des revenus jugés trop modestes pour imposer une telle dépense. Le Barreau du Québec fait bien quelques recommandations mais elles demeurent pour le moment assez minimalistes en matière de technologies.

Autre exemple du Québec : les notaires ont été parmi les premiers à adopter un article, dans la loi sur le notariat de 2000 (art. 35), offrant la possibilité, sous réserve d’adoption d’un règlement, d’effectuer des actes notariés numériques ; aujourd’hui, peu de pays dans le monde autorisent cela (si ce n’est la France). Le règlement est actuellement en cours de rédaction mais n’a pas encore été adopté. Il aura donc fallu attendre près de 20 ans avant d’avoir un tel système. Lorsque la solution technologique sera mise en place, des entreprises seront sollicitées afin d’obtenir un système de voute numérique et vraisemblablement une infrastructure à clé publique.

Ce sont donc vraiment des relations d’affaires qui se tissent au cas par cas entre les legaltechs et les acteurs traditionnels.

AdD : Le ministère de la Justice accueille-t-il ces start-ups favorablement ? Y a-t-il des partenariats ?
V. G. : Les ministères de la Justice sont plutôt frileux, mais il a quand même quelques projets, souvent un peu pilotes, mais qui fonctionnent. Notons qu’en 2018, le gouvernement du Québec avait décidé d’allouer des sommes importantes pour numériser la justice. À la suite des élections de l’automne dernier, on ne sait si cette direction sera poursuivie par le nouveau gouvernement.

Parmi les projets existants, on peut notamment citer, là encore, le Laboratoire de cyberjustice (associé au Centre de recherche en droit public de l’université de Montréal). Ce laboratoire développe des logiciels pour la gestion des instances. Ce n’est pas le ministère de la Justice, mais la ville de Québec, qui a décidé d’utiliser cet outil pour gérer ce que le professeur Karim Benyekhlef appelle « les conflits de basse intensité », c’est-à-dire les questions de contraventions, les questions routinières, ou le contentieux de masse. Ce type de conflits pourrait être parmi les premiers pour lesquels on pourra utiliser de l’intelligence artificielle ou au moins des technologies d’aide à la décision.

Autre projet intéressant, PARLe est un système de médiation utilisé en matière de consommation, chapeauté par le ministère de la Justice du Québec. L’Office de protection du consommateur québécois y voit de nombreux avantages : le taux de satisfaction des consommateurs est très élevé et en parallèle, cet outil fait économiser des sommes conséquentes à l’Office.

Propos recueillis par Gaëlle Marraud des Grottes et Christine Emlek
Source : Actualités du droit