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Souveraineté numérique : le Sénat pointe l’absence de coordination des politiques publiques

Tech&droit - Données, Intelligence artificielle
11/10/2019
Le 3 octobre 2019, la commission d’enquête sur la souveraineté numérique a rendu publiques ses conclusions. Un rapport qui dénonce l’absence de coordination politique de la défense de la souveraineté française et propose une certain nombre d’évolutions législatives.
La position quasi monopolistique de grands acteurs de services sur internet heurte les États et les amène à se mettre en position de défendre leur souveraineté. Ceux qu'Annie Blandin (Blandin A., Les entreprises souveraines de l’internet : un défi pour l’Europe, in Droits et souveraineté numérique en Europe, 2016), qualifie d’ « entreprises souveraines » ont introduit en quelques années seulement un rapport de force inédit :
 
  • par la nature des acteurs : opposition d’acteurs privés/publics, avec des entreprises dont les ressources dépassent celles de bien des États ; ainsi, Apple, au 2e trimestre 2019 bénéficiait d’une trésorerie de 210 milliards de dollars, soit près de la moitié du budget de l’État français (Rapp. Sénat, 2019-2020, n° 7, p. 35) ;
  • par la surface de ce rapport de force, avec la volonté de certaines entreprises de déployer des attributs étatiques (justice, monnaie, authentification des personnes, etc.) ;
  • ou encore dans les enjeux : on prête à au moins l’un de ces acteurs la volonté de mettre en place un État transnational.
 
Un rapport du Sénat issu des travaux d’une commission d’enquête a été rendu public le 3 octobre 2019 (un rapport assez épais, avec un tome I qui comporte à lui seul 232 pages). Il appelle à une meilleure harmonisation des politiques publiques de défense de la souveraineté de la France. D’autant que « L’inaction ne doit plus être une option. Il convient d’en finir avec l’esprit de défaite : les utilisateurs européens sont le premier marché économique pour les Gafam. C’est une force qui ne doit pas être sous-estimée. Il faut, au contraire, utiliser ce puissant levier » (Rapp. Sénat, 2019-2020, n° 7, p. 38).
 
 
Les enjeux de la souveraineté numérique en quelques chiffres 
– Google représente plus de 90 % du marché des moteurs de recherche ;
– Facebook dispose de près de 75 % du marché des réseaux sociaux ;
– Google (Android) et Apple (iOS) disposent respectivement de 76,03 % et de 22,04 % du marché des systèmes d’exploitation pour les téléphones intelligents ;
– Google et Facebook détiennent plus de la moitié du marché de la publicité en ligne ;
– Amazon représente près ou plus de la moitié du marché du commerce en ligne dans de nombreux pays ;
– Amazon (33 %), Microsoft (16 %) et Google (8 %) représentent plus de la moitié (57 %) du marché des infrastructures de services d’informatique en nuage.
(Source : Rapp. Sénat, 2019-2020, n° 7, p. 32 et s.)
 

Le numérique, nouvel espace de compétition intense, favorisant l’hyperconcentration
Ces acteurs dits systémiques sont assez peu nombreux. De fait, de nombreux marchés numériques sont dominés, au niveau mondial, par un ou deux Gafam. « On observe ainsi, souligne le rapport, une tendance à la constitution de monopoles puis de conglomérats. La taille sans précédent des Gafam peut se vérifier à leur nombre d’utilisateurs, leur capitalisation boursière, leur chiffre d’affaires ou encore leur part mondiale de marché, mais il ne faudrait pas non plus oublier la forte ascension des acteurs chinois du numérique ».
 
Des entreprises dont la puissance est renforcée à chaque conquête d’un nouveau marché : par la « constitution de conglomérats, une entreprise (est) en mesure d’augmenter ses activités sur un segment de son activité en jouant du pouvoir de marché qu’elle détient sur un autre produit ou marché ».
 
Une situation de position dominante sur certains marchés qui leur permet qui plus est d’accumuler suffisamment de trésorerie pour procéder à des opérations de croissance externe (rachats d’entreprises ou prises de participations). Une politique de croissance externe des géants numériques parfois agressive, qui leur permet de tuer dans l’œuf de jeunes entreprises qui défieraient leur position dominante.
 
Et, point important mis en exergue par ces travaux, « les profits des géants technologiques américains ont été sans commune mesure avec ceux d’autres industries sur les vingt dernières années ; leur importante trésorerie leur permet également d’engager de colossaux efforts de recherche et développement (R & D) au regard des industries plus classiques, avec des ratios d’investissement cinq à six fois supérieurs ».
 
Le constat dressé, que recommandent les sénateurs de la commission d’enquête ? Concrètement, ils préconisent :
  • de définir de nouvelles obligations en sus des règles de concurrence : transparence de l’activité, obligation de ménager dans des conditions équitables l’accès à d’autres acteurs pour certains types de données ;
  • le renforcement de la portabilité des données et de l’interopérabilité des plateformes ;
  • de permettre l’auditabilité, c’est-à-dire l’accès à des chercheurs, et la redevabilité des algorithmes utilisés et créer au sein de la DGCCRF un bureau chargé d’examiner les principes et méthodes de constitution des algorithmes et les données sur lesquelles ils se basent pour éviter l’asymétrie d’information entre les régulateurs et les régulés ;
  • l’harmonisation du cadre fiscal et réglementaire du commerce et du e-commerce.
 
 
Loyauté et transparence des plateformes : quel bilan ?
– Le rapport déplore le délai de mise en œuvre de la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique. Le décret d’application de la disposition relative aux bonnes pratiques n’est entré en vigueur qu’au 1er janvier 2019, soit près de deux ans et trois mois après l’adoption de la disposition législative. Un premier bilan est en cours à la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) ;
– Le règlement dit « Platform-to-business », publié au JOUE du 11 juillet 2019, entend renforcer la transparence des plateformes pour leurs utilisateurs professionnels. Il entrera en vigueur le 12 juillet 2020 : première pierre d’un édifice de transparence de l’économie numérique au niveau européen, il se limite à la transparence, sans envisager d’agir sur les pratiques ni régler le problème des distorsions de régulation entre le commerce physique et le commerce en ligne. 


Bâtir une fiscalité du numérique juste et incitative
Le constat, là encore, est connu : « Les règles fiscales internationales étant largement inadaptées à la création de valeur dans l’économie numérique, la France ne peut pleinement remplir l’une de ses missions régaliennes, celle de lever l’impôt », rappelle le rapport. Les membres de la commission d’enquête se demandent néanmoins si les 400 millions d’euros que la taxe sur les services numériques (TSN) doit rapporter pour l’année 2019 valent les éventuelles représailles annoncées par les américains. Et recommandent de défendre dans les instances internationales « une nouvelle définition de l’établissement stable pour les entreprises du numérique et un principe d’imposition non plus fondé sur le lieu de production, mais sur le lieu de consommation ».
 
Le rapport met également en avant la nécessité de ne pas seulement adopter une approche de fiscalité-sanction : le « rapporteur considère que la France aurait tort de ne considérer sa prérogative souveraine que sous l’angle de la sanction, qui viendrait punir le comportement des multinationales du numérique. La fiscalité doit également être conçue et réfléchie comme un outil d’avenir pour maintenir la compétitivité et l’attractivité de la France, que ce soit en facilitant l’installation des infrastructures stratégiques du numérique ou en attirant le capital financier et humain nécessaire au développement des innovations ».
 
Faut-il encourager la création de cryptomonnaies étatiques ?
Pas moins de dix pages de ce rapport sont consacrées aux cryptoactifs et aux crytomonnaies, les réflexions autours du projet Libra monopolisant, il est vrai une bonne partie de ces développements.
 
Côté cryptomonnaie, l’approche du rapport est mesurée : « il ne s’agit pas ici de jouer aux « apprentis sorciers », rien ne dit que cette cryptomonnaie banque centrale devrait être immédiatement accessible à l’ensemble des acteurs économiques ». Mais en même temps, « si nos banques centrales n’agissent pas, elles prennent une fois de plus, le risque d’être dépassées par des acteurs privés, dans un domaine où tout change très vite ». La mise en place d’une cryptomonnaie banque centrale (central bank digitalcurrency ou CBDC) permettrait en pratique de « soutenir les levées de fonds en jetons et le financement des innovations numériques, les investisseurs pouvant alors faire appel à cet actif garanti, sans risque de subir les incertitudes liées à la volatilité des cryptoactifs privés. Plaide également en faveur d’une CBDC la diminution de l’utilisation de l’argent liquide en France ».
 
Le rapport suggère donc de continuer à réfléchir : il suggère ainsi d’« encourager les banques centrales nationales et la Banque centrale européenne à accélérer leurs efforts de recherche sur le déploiement d’une cryptomonnaie banque centrale, qui présenterait tous les avantages des cryptoactifs privés, tout en étant garantie par la puissance publique ».
 
Côté cryptoactifs, les mesures préconisées sont assez classiques : pas d’incitation au développement de l’écosystème mais plus de régulation. Le rapport recommande ainsi d’« imposer à tous les acteurs impliqués dans l’émission et l’échange des cryptoactifs les réglementations auxquelles sont aujourd'hui soumises les institutions financières traditionnelles (licence bancaire, lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme, accompagnement des investisseurs…) ».
 
Côté projet Libra, les sénateurs de cette commission d’enquête considèrent que « Le projet Libra présente moins une menace pour l’État et sa souveraineté monétaire que pour le système bancaire traditionnel ». Sur ce point, le rapport préconise de « coordonner les innovations européennes afin de développer une solution de paiement européenne, protectrice des données personnelles et capables de répondre aux produits de plus en plus sophistiqués proposés par les entreprises américaines et chinoises ».
 
Concurrence : comment répondre à la concentration des services proposés par certains acteurs ?
« Ces entreprises, dont l’ampleur est inédite, ont désormais les moyens d’éviter l’apparition d’une concurrence libre et non faussée », relève le rapport (Rapp. Sénat, 2019-2020, n° 7, p. 33).
 
Pour Benoît Thieulin, ancien président du Conseil national du numérique, rapporteur de l'avis « Pour une politique de souveraineté européenne du numérique », adopté par le Conseil économique, social et environnemental, « les plateformes, qui sont en situation de quasi-monopole naturel, disposent d'un droit de vie et de mort sur tout un ensemble d'acteurs. Il leur suffit de modifier les API ».
 
Pour les sénateurs, la piste du démantèlement ne semble pas apporter de garanties suffisantes. Pour autant, « un consensus semble émerger en faveur de l’introduction de certains ajustements de l’arsenal juridique ».
 
Concrètement, le rapport suggère un ajustement du droit des concentrations :
  • « encourager les autorités de protection de la concurrence à adapter leurs méthodes aux spécificités de l’économie numérique » ;
  • actualiser les méthodes utilisées par les autorités de la concurrence à droit constant ;
  • « donner plus de poids, dans l’analyse concurrentielle, au critère du dommage concurrentiel et prendre en compte l’accès aux données dans la mesure du pouvoir de marché » ;
  • assouplir le droit européen relatif aux mesures conservatoires applicables en cas de pratique anti-concurrentielle, avec pour objectif de permettre à la Commission européenne de recourir plus facilement à des mesures conservatoires en cas de pratique anti-concurrentielles, lorsque l’urgence le justifie.
 
Données personnelles : faut-il aller plus loin que la protection ouverte par le RGPD ?
Si le rapport dresse un constat positif de l’application du règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016, dit RGPD, il souligne également la nécessité d’aller plus loin (tout en écartant toute idée de patrimonialité des données).
 
Partant sur constat que la « numérisation croissante et la dématérialisation irréversible de pans entiers des secteurs des biens et services contribue à alimenter constamment une production exponentielle de données », les sénateurs mettent en avant une insuffisance de prise de conscience de l’utilisateur des plateformes de la portée de son consentement, manifesté lors de l’acception des cookies.
 
Ils recommandent donc que « Les utilisateurs (soient) informés de manière claire et complète sur l’impact des cookies et autres traceurs. Il s’agit d’une condition sine qua non pour recueillir leur consentement éclairé ». Ce qui, en pratique, conduit à « renverser le mécanisme actuellement à l’œuvre, qui ne garantit aucunement ce consentement véritable, afin de faire respecter la lettre de la loi européenne et nationale ».
 
Le rapport suggère donc que soit :
  • dressé un bilan du droit à la portabilité des données personnelles depuis la loi pour une République numérique et le RGPD et des obstacles pouvant subsister à sa pleine application ;
  • étudié la faisabilité technique et opérationnelle d’une obligation d’interopérabilité (bénéfices, coûts, impact sur le consommateur et l'innovation), y compris comme mesure de régulation asymétrique imposée aux grandes plateformes systémiques ;
  • encouragé et contrôlé la mise en place des dispositifs techniques (tableaux de bords, envoi d’informations sur simple demande, etc.) permettant de rendre effectifs les droits consacrés par le RGPD en faveur des particuliers.
 
Côté protection des données des entreprises, le rapport constate que « les clauses de localisation des données n’offrent pas de garanties face aux nouvelles législations ou pratiques étrangères à portée extraterritoriale » (CLOUD Act) et préconise de réformer la « loi de blocage » : « la France doit y répliquer par une stratégie volontariste, qui implique notamment une modernisation et un durcissement de la loi de 1968, dite « loi de blocage » (création d’un mécanisme obligatoire d’alerte en amont ; mise en place d’un accompagnement des entreprises ciblées par de telles mesures grâce à une administration dédiée ; augmentation des sanctions prévues en cas de violation de la loi) ». En outre, pour les sénateurs, « une extension des principes du RGPD aux données non personnelles des personnes morales permettrait de protéger les entreprises françaises en sanctionnant la transmission indûe par les hébergeurs de leurs données stratégiques aux autorités judiciaires étrangères en dehors des canaux de l’entraide administrative ou judiciaire ».
 
Et alors que l’Union européenne envisage de se doter d’une législation sur l’accès aux preuves électroniques (proposition de règlement e-evidence), qui inclurait cette dimension extraterritoriale, le rapporteur « partage le souhait de voir aboutir des négociations avec les États-Unis en la matière, souhait exprimé tant par les organes de protection des données personnelles de l’Union que par la ministre de la Justice lors de son audition devant votre commission ».
 
Il préconise également d’identifier les cas où une obligation de localisation des données sur le territoire national peut être justifiée par des motifs de sécurité publique et de faire émerger des solutions pour l’hébergement et le stockage des données sensibles des entreprises françaises autour de prestataires français et européens non soumis aux législations étrangères à portée extraterritoriale.
 
Pour une meilleure coordination de la défense de la souveraineté française
Cette commission « a entendu des propositions de toute part, des kyrielles de stratégies sectorielles, des dizaines de millions d’euros débloqués sur une multitude de projets. Tout ceci est loin d’offrir une image de cohérence et de maîtrise ». Et ne va pas permettre de défendre les valeurs portées par les sociétés européennes face à d’autres systèmes de valeur.
 
Les sénateurs de cette commission d’enquête, « alors que des décisions majeures doivent être prises (…) se demande(nt) si le Gouvernement dispose d’une stratégie globale sur le numérique (…) ». Pour engager une « impulsion fédératrice » ils sont d'avis de transformer le Conseil national du numérique en un forum de concertation, temporaire, qui réunirait administrations de l’État, collectivités territoriales, parlementaires, universitaires et entreprises.
 
Les travaux de ce forum donneraient au Parlement et au Gouvernement l’occasion d’arbitrer ses principales recommandations, aiguillant ainsi sur le long terme l’action des ministères pour défendre la souveraineté numérique française.
 
Le rapporteur recommande, enfin, l’élaboration d’une loi d’orientation et de suivi de la souveraineté numérique (LOSSN). Cette LOSSN, triennale, s’inspirerait de la loi de programmation militaire (LPM). Son objectif : permettre à la France de se projeter dans des secteurs dans lesquels elle pourrait encore prétendre à une place de leader européen et/ou mondial (edge computing, blockchain moins consommatrice d’énergie, intelligence artificielle embarquée, etc.).
 
Synthèse des recommandations
– Définir une stratégie nationale numérique au sein d’un Forum institutionnel temporaire du numérique
– Inscrire l’effort pour la souveraineté numérique dans le temps en votant une loi d’orientation et de suivi de la souveraineté numérique (LOSSN)
– Protéger les données personnelles et les données économiques stratégiques
* Restituer à chacun la maîtrise de ses données
Défendre les données stratégiques de nos entreprises contre l’application de lois à portée extraterritoriale
Adapter la réglementation aux défis numériques
Muscler le droit de la concurrence aux niveaux national et européen
Utiliser l’information : la « régulation par la donnée »
*Étudier la faisabilité de nouvelles régulations sectorielles…
*…voire d’obligations proactives, spécifiques et multisectorielles pour les acteurs systémiques du numérique : la régulation « ex-ante ».
– Utiliser les leviers de l’innovation et du multilatéralisme
– Encourager les innovations aux niveaux national et européen
– Porter la vision française de la souveraineté numérique dans les enceintes multilatérales
 

 
 
 
Source : Actualités du droit